L'archipel démultiplié

Assimilation et dissimilation

(Conférence prononcée à l’occasion du cinquantenaire de la Loi dite d’Assimilation, Faculté de Droit, Campus Universitaire de Fouillole, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1996)




Universalisme et particularisme


C’est une juste initiative que celle dont résulte notre rencontre d’aujourd’hui. Il est de bonne méthode que les débats programmés soient répartis selon trois ordres d’analyse : l’ordre politique, l’ordre économique, l’ordre culturel. Ces trois ordres sont étroitement imbriqués, mais on sait que l’idéologie à pour objet de masquer, de dissimuler, leur étroite imbrication. Que pourrions-nous souhaiter de mieux sinon que cette commémoration du cinquantenaire de la loi dite d’Assimilation, pour mieux dire, loi de Départementalisation, soit aussi féconde que la commémoration du centenaire de l’Abolition de l’esclavage, à la Sorbonne, le 27 avril 1948. Faut-il rappeler, que, à cette occasion, Aimé Césaire prononçait le retentissant discours qui est au point de départ du réquisitoire que dressera le Discours sur le colonialisme. Un autre événement éditorial doit être parallèlement rappelé, la parution de l’ouvrage de Victor Schœlcher, Esclavage et colonisation, précédé d’un avant-propos de Charles-André Julien et d’une introduction d’Aimé Césaire. Cette introduction d’Aimé Césaire retient l’attention puisqu’il y établit un lien de filiation directe entre le décret d’Abolition de l’esclavage promulgué le 27 avril 1948 et la Loi de Départementalisation, promulguée le 14 mars 1946. L’héritage politique et philosophique que transmet Schœlcher est un legs de l’anthropologie des Lumières. Et sans trop longtemps s’y attarder, comment ne pas rappeler, en outre, que, cette même année-là, Léopold Sédar Senghor publiait une Anthologie Nouvelle de la poésie Nègre et Malgache de langue française, avec une préface de Jean-Paul Sartre, intitulée Orphée Noir ; l’année précédente, en 1947, Léon Gontran Damas, ayant fait paraître son anthologie, Poètes d’expression française, 1900-1945.

C’est donc à l’accomplissement d’un lourd effort théorique que nous sommes conviés, pour mieux nous connaître nous-mêmes, afin de mieux comprendre les faits qui se sont déroulés depuis 50 ans, depuis la césure que constitua le vote, en 1946, de la loi dite d’Assimilation : 50 ans, soit un demi-siècle. C’est déjà beaucoup et c’est encore bien peu si l’on en croit Nietzche : « il y a des idées qui mettent au moins cent ans pour parvenir jusqu’à nous ». Les rapports entre théorie et pratique, entre les vérités historiques et les vérités rationnelles, les vérités idéologiques et les vérités symboliques, sont, en effet, discontinus, comme le sont déjà, au premier degré, les rapports entre les mots et les choses. S’agissant, en effet, de la Loi dite d’Assimilation, le premier problème qui se pose, d’ordre lexicologique et sémantique, est celui de l’incompatibilité du mot tel que nous en avons aujourd’hui l’usage et l’idée qui est à la source de son utilisation. Sur ce point, la querelle de mot est bel et bien une querelle d’idée.

Au sens précis du mot, comme l’attestent ses divers discours et, très précisément, le discours prononcé, le 29 décembre 1947, le mot «assimilation » doit, selon Aimé Césaire, s’entendre ainsi : « ce que nous voulions, avant tout, en demandant la transformation de ces pays en départements, c’était très précisément, l’assimilation du sort des travailleurs martiniquais, guadeloupéens, guyanais et réunionnais… Je vous demande, Monsieur le Ministre, à la veille précisément de la célébration du centenaire de la révolution qui, en février et mars 1948, a décrété l’abolition de tous les esclaves, de faire ce geste symbolique ». Le mot « assimilation » et le mot « départementalisation » forment un binôme, un paradigme dont les deux termes sont indissociables mais ne sont pas analogues. Je n’engagerai pas ici une analyse du schème conceptuel de la départementalisation. Il revient aux juristes et aux politistes de le faire. Je m’intéresse, par contre, bien volontiers, au concept d’ « assimilation » pour en retracer l’itinéraire idéologique et épistémologique, pour rappeler que l’idée d’assimilation est un apport de l’Aufklärung, du rationalisme universaliste et égalitariste des Lumières. En France comme en Allemagne, la question de l’assimilation des Juifs faisait alors l’objet d’un vaste débat auquel ont pris part les meilleurs esprits. Ainsi, en Allemagne, une vive controverse a-t-elle opposé deux des plus grands philosophes de la période, à savoir, Lessing et Herder. Le problème déjà posé par Lessing et Herder étant celui du rapport entre vérités historiques et vérités rationnelles, entre universalisme et particularisme.

                                                                           @Malani

L’Aufklärung et la question juive

Comme l’a souligné Hannah Arendt, dans une étude intitulée L’Aufklärung et la question juive , il revient à l’anthropologie des Lumières d’avoir propagé « les idées d’humanité et de tolérance ». Ces idées ont été placées au plus vif du débat qui, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, fut engagé, en France comme en Allemagne, et qui eut pour l’objet l’émancipation et l’assimilation des Juifs. L’intervention la plus décisive fut, en la matière, celle de Lessing. « C’est à lui en effet que ce débat doit d’avoir propagé les idées d’humanité et de tolérance ainsi que la distinction entre vérités de la raison et vérités de l’histoire ». Cette distinction entre les « vérités de la raison » et les « vérités de l’histoire » est pertinente : l’histoire, dit Lessing, n’a pas force de preuve pour la raison. Si les vérités de l’histoire sont « contingentes », celles de la raison sont « nécessaires ». « Les vérités historiques ne sont pas à proprement parler vraies, car la manière dont établit leur facticité comme la manière de les attester reste toujours empreinte de contingence, la manière de les attester étant elle-même historique. C’est seulement lorsqu’elle confirme une vérité de la raison que les vérités historiques sont vraies, c'est-à-dire entraînent un assentiment universel et nécessaire ».
Il s’agit pour Lessing « de légitimiser l’assimilation au-delà de ses aspects historiquement contingents. L’assimilation n’apparaît plus nécessairement comme l’adaptation et la réception d’une culture déterminée à un moment déterminé, et donc contingent de l’histoire ; elle est uniquement comprise comme un progrès dans le discernement de la vérité ». C’est parce que la raison est commune à tous les hommes qu’elle est le fondement du sentiment d’humanité. L’idéal de la tolérance est ainsi fondé sur la raison. Mais, chez Lessing, l’idée selon laquelle l’on retrouvera « chez tous les hommes toujours le même homme », « dissimulé sous la diversité des convictions dogmatiques, des mœurs et des comportements », n’est pas purement et simplement déduite de la seule « validité universelle de la raison ». Chez Lessing la vérité n’est pas un absolu rationnel. Elle se définit dans le processus d’une réflexion appliquée « sur le terrain de l’histoire et de la théologie ». Car « avec l’Aufklärung la vérité s’évanouit, plus encore : on ne la recherche plus. L’homme qui cherche la vérité devient plus important qu’elle… L’homme prend le pas sur la vérité, relativisée au profit de ce qui fait la « valeur de l’humain » et qui se révèle dans la tolérance ». Dès lors, aux yeux de l’ « homme tolérant », c'est-à-dire, pour Lessing, aux yeux de « l’homme authentiquement humain », « toutes les confessions ne sont en fin de compte qu’autant de désignations différentes d’une même humanité dans l’homme ».
Reprenant les idées de Lessing, Mendelssohn prit position, au nom de l’intelligentsia juive, en prônant l’assimilation de la communauté de ses coreligionnaires. Acquis aux valeurs philosophiques de l’Aufklärung, Mendelssohn n’en demeurait pas moins attaché à la religion juive. La distinction faite par Lessing entre vérité rationnelle et vérité historique lui permit de faire en même temps et parallèlement l’apologie du judaïsme et l’apologie de la raison garante de « l’autonomie absolue de la raison ». « L’autorité de la raison, à laquelle chacun peut accéder seul et par ses propres moyens, est souveraine ». Autrement dit, la raison fonde une liberté nouvelle, celle à laquelle l’individu peut choisir d’accéder par l’éducation et la formation, « BILDUNG ». Cette liberté est la liberté de la raison, celle qui consiste à penser par soi-même. Autrement dit, pour Mendelssohn, quel qu’il soit et de quelle origine soit-il, l’individu peut s’affranchir de l’histoire factuelle et se débarrasser de tout ancrage dans le passé historique. Cependant, si « Lessing sépare histoire et raison dans le but d’éliminer la religion sous son aspect dogmatique, Mendelssohn, lui, utilise cette distinction précisément pour sauver la religion juive en raison de son contenu éternel de vérité ».

Pour Mendelssohn, si elle explique la liberté de « réfléchir sur soi et sur sa propre religion », la liberté de se former ne doit pas avoir pour fin la liberté de se transformer. « Adaptez-vous, conseillait-il, aux mœurs et aux lois du pays où vous êtes exilé ; mais respectez sans faillir la religion de vos pairs. Supportez ces deux fardeaux aussi bien que vous le pourrez ! » La seconde génération de l’intelligentsia juive, assimilationniste, qui eût pour porte parole un élève de Mendelssohn, David Friedlander, se détacha, pour sa part de la religion en se réclamant de la théorie de l’Aufklärung. Aspirant à une intégration totale, à la reconnaissance d’une égale dignité humaine, voulant acquérir les mêmes droits civiques, cette seconde génération s’est dite extérieure à toute spécificité juive. Elle appela de ses vœux son assimilation totale à la culture allemande. Il s’est toutefois produit, en Allemagne, à l’extrême fin du 18ème siècle et au début du 19ème siècle, au sein de l’intelligentsia, sous l’influence de Herder, un changement d’orientation des théories de l’Aufklärung. En 1774, Herder publie un essai, Noch eine philosophie zur geschichte der Bildung des Menscheit , où il prend le contrepied des principes philosophiques de l’Aufklärung. Son influence sur la génération montante du romantisme sera considérable. S’opposant à la toute puissance de la raison des Lumières, il fustige la conception qu’ont fait prévaloir Voltaire et Hume d’une histoire qui, aveugle aux variations des circonstances et des réalités, repose sur le postulat selon lequel l’homme demeure par delà ses virtualités et ses dispositions toujours identiques à lui-même. C’est à « une histoire des hommes » qu’il importe d’œuvrer, dit Herder ; non point à une histoire du genre humain mais bien à l’histoire d’une chaîne d’individus. « La raison, pure, le bien pur, est disséminé sur la terre… le bien est métamorphosé, transformé, distribué sous mille aspects… c’est un éternel Protée. Toujours changeant, il dépend de réalités qui sont fonction du temps, du climat, du besoin, du monde, du destin ». Ce n’est plus comme pour l’Aufklärung la pure virtualité qui est décisive mais bien la réalité de chaque être humain. La différenciation réelle des hommes est, là, plus importante que leur égalité spécifique. La raison n’est donc pas, pour Herder, juge de la réalité humaine. « Aucune histoire au monde ne se fonde sur des abstractions « a priori », dit-il. Historicisée, la raison n’est donc plus, pour lui, transcendante, à l’histoire, elle est « le résultat de toute l’expérience du genre humain ». Dès lors, « la place de l’homme dans le développement du genre humain n’est plus clairement définie… Herder s’élève contre le fait de ne reconnaître que la raison pure comme, virtualité d’une seule et unique vérité. L’infinité de l’histoire s’oppose à l’idée qu’il n’y ait qu’une raison et qu’une vérité ». Herder procède aussi bien à une inversion : l’abstraction ne peut imposer sa loi à l’histoire ; c’est la raison qui est soumise à l’histoire. Ainsi avec Herder s’achève le règne de la raison, ainsi l’histoire devient-elle impénétrable et par là-même impersonnelle. C’est à l’occasion de ce débat philosophique que « se développe la polémique contre la thèse de l’égalité de tous les hommes… le devenir historique a pour première conséquence de faire ressortir la diversité des hommes et des peuples ».

Dans la discussion relative à la question juive, Herder insiste donc sur la spécificité de leur attitude vis-à-vis du passé. Attaché à son « héritage inaliénable », ce peuple d’origine asiatique est étranger à l’Europe. « Loin de mettre en lumière sa ressemblance avec tous les autres peuples, Herder met au contraire l’accent sur son caractère étranger ». Le problème qui se pose à ses yeux n’est plus le simple problème religieux de leur assimilation mais encore le problème politique de leur émancipation. « Dans quelle mesure une telle assimilation est possible si l’on conserve la loi juive, voilà qui pose un problème politique ». Cependant Herder ne s’oppose pas à leur assimilation. Dès lors que les Juifs parviennent à être « cultivés » au sens où l’entend Herder, ils font de nouveau partie de l’humanité, mais cela veut dire qu’à ses yeux ils ont cessé d’être le peuple élu. Herder leur impose désormais une situation d’exception : c’est en tant que minorité particulière qu’ils s’insèrent dans la civilisation humaine en général. « Ainsi les Juifs deviennent-ils dans l’histoire, ceux qui n’ont pas d’histoire. La conception de l’histoire développée par Herder leur dérobe leur passé ». Cruelle ironie de l’histoire des idées ! Dans un cas comme dans l’autre le danger est mortel, chaque terme de l’alternative est une impasse. Car, comme le montre Hannah Arendt, ce concept d’assimilation après avoir été un vecteur des idées d’humanité et de tolérance est devenu un frein, un obstacle au progrès d’une philosophie de la dialectique de l’expérience des peuples et des races dominées.


                                                                            @Malani

« Aux origines de l’assimilation »


Sous ce titre, Hannah Arendt publiait, en 1933, une étude où elle faisait, selon ses propres termes, le constat de « l’échec de l’assimilation juive en Allemagne ». « La question du succès ou de l’échec de l’assimilation est plus brûlante que jamais pour les Juifs assimilés », soulignait-elle, avant de poursuivre : « car l’assimilation est un fait et ce n’est que secondairement, à titre de défense qu’elle constitue une idéologie définie –idéologie dont chacun sait aujourd’hui qu’elle ne peut plus s’affirmer ». L’on peut être tenté, ici, aujourd’hui, à l’occasion du 50ème anniversaire de la loi dite d’assimilation, de reprendre, mais en sachant faire bonne mesure, les termes de son diagnostic. Je tâcherai d’en retenir les grandes articulations dans le souci de décrire et d’analyser à la fois par analogie et par contraste, notre expérience propre, en énonçant quelques propositions schématiques :

1 – L’assimilation consiste avant tout dans le fait qu’une collectivité humaine donnée, colonisée, dominée, asservie, jusqu’alors maintenue aux marges de l’histoire, entre dans l’histoire en entrant dans l’histoire du monde européen.
2 – Le rôle de la collectivité assimilée ne peut être défini en termes sociologiques ni en termes d’histoire spirituelle.
3 – Au milieu du 20ème siècle comme au début ou au milieu du 19ème siècle l’assimilation signifiait toujours assimilation aux valeurs de la philosophie des Lumières et de l’humanisme universaliste.
4 – Ceux qui revendiquèrent l’émancipation et l’assimilation au nom des idéaux de la philosophie des Lumières et des Droits de l’homme devinrent les défenseurs de ces idéaux.
5 – La problématique de l’assimilation ne commence qu’à partir du moment où les valeurs de cet humanisme universaliste sont remises en question au sein même de la conscience historique européenne.
6 – Si la question de l’émancipation et de l’assimilation se pose d’abord, pour la première génération en termes de totalité, elle se pose par contre, pour la génération suivante, en termes individuels.
7 – L’assimilation est à la fois une nécessité et un risque.
8 – Ce qui, au regard des partisans de l’assimilation apparaît comme une originalité est aux yeux de ses détracteurs un paradoxe.
9 – L’assimilation implique comme contrainte la nécessité de communiquer avec l’histoire et donc de parler une langue.
10 – La réhabilitation des cultures dominées et celle des cultures populaires sont indissociables.


Cultures populaires, cultures dominées


Comme l’explique Lévi-Strauss dans l’essai resté fameux, Race et histoire , l’ethnocentrisme est au point de départ de la perception et de la représentation de l’altérité raciale et culturelle. Le rationalisme a longtemps prêté main forte, en Europe, à l’autolégitimation, sous ses formes extrêmes, d’une idéologie de la culture qui, rigidement ethnocentriste, rejetait les classes et les races dites inférieures dans la sphère de l’irrationalité, de l’inculture, de la non-culture. Réduit à l’état de nature, frappé d’indignité culturelle, le paysan comme l’esclave ne pouvait échapper aux déterminations du milieu naturel, végétal et animal, qui le disqualifiaient à la fois comme être de raison et comme sujet historique. L’ethnocentrisme a ainsi conditionné le premier regard que la société européenne, « civilisée », a posé sur les autres, autoritairement décrétés, d’emblée, primitifs, sauvages, barbares. Le despotisme colonial a donné libre cours aux ratiocinations les plus vicieusement délirantes. Le racisme, délégué à la désignation du bouc-émissaire, réservant à la race blanche, d’un bout à l’autre de la planète, le monopole de l’identité culturelle de l’être humain, a prospéré dans tout son éclat. L’ethnocentrisme de race redoublait ainsi l’ethnocentrisme de classe. Mais, au 19ème siècle, à l’ère de l’expansion mondiale du capitalisme, au stade suprême de l’impérialisme, l’antinomie de la raison théorique et de la raison pratique, la contradiction entre les discours et les faits, l’incompatibilité des déclamations humanistes et des politiques mises en œuvre étant devenues préjudiciables au développement des économies dominées et, par là-même, à l’accroissement du profit des économies métropolitaines dominantes, il fallut en rabattre des prétentions ethnocentriques. Le relativisme culturel put dès lors trouver sa légitimité en affirmant que tout groupe social est pourvu de valeurs propres, dotées d’un symbolisme irréductible à tout autre système de valeurs. Il fut admis qu’une culture ne saurait être évaluée hiérarchiquement, qu’elle doit être décrite à partir et en fonction de ses propres codes .

La pensée anthropologique a franchi un pas décisif en rapportant les processus évolutifs des espèces humaines à ceux des espèces animales. Elle s’est débarrassée des préjugés de l’anthropocentrisme et des présupposés de l’anthropomorphisme grâce aux apports du darwinisme. Conformément au postulat de l’anthropocentrisme, l’anthropologie pré-darwinienne séparait totalement l’ordre humain de l’ordre animal. Il y a eu rupture de l’anthropologie avec l’évolutionnisme. Le discours de la réhabilitation des cultures dominées - discours d’usage externe- ne peut être dissocié de la réhabilitation des discours populaires – discours d’usage interne, domestique - . Le romantisme, dans ses diverses composantes nationalistes – allemande, anglaise, française ou italienne-, a suscité chez les savants, philologues, historiens ou naturalistes, autant que chez les écrivains, chez les romanciers, plus particulièrement, un engouement irrésistible pour les cultures populaires. Les romantiques allemands donnèrent l’exemple en exaltant le « volksunde ». Les courants de la sensibilité romantique favorables aux populismes révolutionnaires puis aux mouvements prolétariens ont ainsi ouvert la voie au relativisme culturel, aussi bien le folklorisme a-t-il précédé le culturalisme ethnographique, aussi bien le populisme précède-t-il l’antiracisme.

La théorie du relativisme culturel peut ainsi se prévaloir des lettres de créance de deux instances de légitimation : l’une, éthique, à savoir, la philosophie morale du progrès des Lumières ; l’autre, scientifique, à savoir, l’évolutionnisme biologique. Conçu pour redresser les torts faits aux peuples assujettis, le principe théorique du relativisme culturel peut revendiquer, depuis l’antiquité gréco-latine, de nombreux antécédents philosophiques. C’est néanmoins à partir du 16ème siècle, avec Montaigne, puis, au 18ème siècle, avec Montesquieu et Rousseau, que la réflexion relative à la variété des mœurs et à la force de la coutume a suscité les premières investigations ethnologiques. Au siècle des Lumières, avec l’extension de la sphère d’influence de la philosophie morale du progrès de l’esprit humain, mais plus encore, au 19ème siècle, sous l’influence de l’évolutionnisme biologique, les sciences sociales ont été placées au centre des dispositifs de la connaissance anthropologique. Comme le prouvent, chez Marcel Mauss, lui-même, la notion de forme archaïque, le modèle évolutionniste a exercé une forte et durable emprise sur la théorie du relativisme. Dans le champ ethnologique proprement français, revient à Lévi-Strauss le mérite d’avoir accompli la rupture épistémologique nécessaire en substituant aux postulats de l’évolutionnisme biologique, ceux du relativisme anthropologique.

Roger TOUMSON