L'archipel démultiplié

« MON AMERIQUE A  MOI… »



                                                                    @Malani


Iles d’Amérique : Les deux mots qui composent cette locution sont synonymes. Elle identifie a priori les Amériques à une configuration géographique élémentaire, celle de l’île.

 Une certaine vue de l’esprit surdétermine la représentation de l’espace et du monde américains. Pour les navigateurs, explorateurs et autres inventeurs d’Amérique européens du 16ème et encore du 17ème siècles, toute terre à découvrir au-delà des Colonnes d’Hercule est nécessairement d’espèce insulaire. Quand, le 22 avril 1500 Cabral aborde le littoral méridional de l’actuel état de Bahia, il fait dresser une croix de 7m de haut qu’il dédie à l’ « île de la Vera Cruz » car, pour lui comme pour ses compagnons, le littoral qu’il abordait avait l’étendue d’une île. Verezzano qui mourut au Brésil en 1528, au cours d’une expédition qui l’avait d’abord conduit dans le Golfe de Darièn, eut lui aussi une représentation des territoires qu’il abordait par référence à la catégorie géographique de l’île. Il est vrai que, déjà, quand, au cours de sa première expédition, en 1523, il débarquait dans l’estuaire de l’Hudson, à Manhattan, c’est bien sous l’espèce de l’île que l’Amérique se présentait à lui.

 L’Amérique de Christophe Colomb est la « Carrière des Indes », c’est à dire, d’abord, l’Archipel des Antilles. Cette appellation est certes ambivalente, désignant en même temps, d’une part, la Mer des Antilles, d’autre part, l’Archipel des Antilles formant une longue chaîne d’îles plus ou moins considérables, dessinant une ellipse depuis la presqu’île du Yucatan jusqu’à la presqu’île de La Guajira.

 
L’histoire du Nouveau Monde est celle des corrélations de l’île, de l’archipel et du continent, celle de leur troisième articulation. L’île, l’archipel, le continent sont des représentations agissantes. La Caraïbe, préface au continent américain, est une métaphore incarnée de la dialectique du mythe et de l’histoire, de la nature et de la culture, du Même et de son Autre.

 
Les îles d’Amérique sont le théâtre privilégié d’une fable prodigieuse. Dans le miroir que tend à l’horizon l’Arc des Antilles, aujourd’hui, six siècles après la dite découverte, au commencement du troisième millénaire, les images de l’Histoire vacillent. Elles perdent leur éclat, se ternissent. Le théâtre du jeu platonicien des rôles du Maître et de l’Esclave s’est décomposé, délité. Les îles qui furent le théâtre rutilant d’un rêve utopique dans la beauté fantasmagorique du mythe rédempteur, ayant dérivé, se sont échouées aux bancs de sable. Sur leurs rivages, s’inscrivent les calligraphies du néant : poussières d’îles, poussières de cendres. De leurs archives remontent les échos de l’avenir d’une illusion perdue. L’Histoire, rappellent-t-elles, n’est qu’une efflorescence des possibles, une couche d’affleurement dans un monde qui a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui.

 

@Malani

Bref, mais qu’est-ce donc, une île ?

Il n’y a pas de mot pour la nommer. Lors même qu’on en a la notion, il n’y a toujours pas de mot pour nommer l’île. Elle n’a ni définition nominale, ni définition réelle. Les sautes d’humeur du vent, les arcs-en-ciel, la transparence de l’air et les effets de réverbération sont ses traits distinctifs. L’île apparaît sur une ligne d’horizon mais le point de surgissement n’en est pas prévisible. L’île est la figure de l’horizon. Elle n’est pas seulement une réalité géographique. Elle est aussi et surtout une représentation onirique, l’objet d’un rêve humain. Théâtre du combat du ciel, de la terre et de l’eau, du continent et de l’océan, l’île est un lieu qui n’a rien de rassurant. Dérivée, l’île est ce vers quoi l’on dérive.

 

Point d’émergence, l’île est un organe qui se dégage du milieu liquide qu’il traverse verticalement pour s’en détacher et apparaître à la surface. L’île surgit, voit le jour, se fait jour, comme le fait à son point d’émergence l’extrémité d’un rayon lumineux. Elle se dégage d’une obscurité qui l’environne, elle s’en distingue, s’en dissocie. L’image de l’île est hallucinante. Une hallucination est une vision, en avance, par avance, en avant : « Antilles », « Ante Insulae » :

 

Des femmes arrivèrent qui

des hauts plateaux

descendues

témoignèrent ainsi 

 

« O nuit

crue

des selves aux Golfes

arrêtée

sur l’horizon

gisant

seule

dans l’empan

des siècles et des siècles

démentis

 

« Terres d’îles

affermées

arrérages

du sel que dissolvent les forêts

de pluie

contez aux tables

la légende des signes »

 

Un tiers se récria 

« Puisqu’il le faut !

dans sa contemplation

reposent nos mémoires

à jamais éblouies

 

« ainsi font toutes celles

que pousse le courant

il n’importe guère qu’au bout

de la carrière

à ciel ouvert

soit un golfe cerné

d’astres décontenancés »

 

insomnieuses

rêvant d’un improbable nord magnétique

elles tournent insensiblement la face

clignent des yeux

cédant à la force d’attraction

des bordures continentales

 

dans l’immobilité du miroir droit

tendu à l’horizon

elles ont l’air de sœurs jumelles

imperturbablement

infiniment

semblables à elles-mêmes

inconsolables d’être posées

à l’avant-pont des jungles et des plaines

 

« Ante insulae »

avaient opiné du chef les cartographes de l’empire

il n’est pas

jusqu’au visage le plus cher

que n’efface

l’oubli »

 

Au nom du Père

au nom du Fils

et du Saint-Esprit

des trois personnes et de tous

les Saints

elles portent tous

les Noms

pour garder de l’oubli

l’ancienne alliance

des mondes perdus

n’ayant d’hiver

ni de printemps

d’automne ni d’été

n’ayant d’âge que le silence des saisons

 

Qui

dans l’addiction journelle

et nocturne

à l’ivresse d’on ne sait quelle

énigme

préméditant le repos

ne comprendrait ce besoin ?

vinrent

d’un pas égal

mangeurs d’un opium fraternel

botanistes

et poètes

qui déchiffrèrent dans le ciel

et sur le sol

tous les symboles

 

Ainsi

l’aura voulu la loi

du Grand Récit

Les îles sont fragiles. L’île est déchirure et couture, césure et suture à la fois. Il y a dans l’idée même de l’île un rapport au feu et à la lumière. L’isléité n’est jamais stable. Elle est toujours un infini de possibles. L’île est un infini de mondes. Elle est l’élément constituant d’un ordre généralisé. Avec de l’éphémère et du local, il s’y fabrique de l’universel.

 

                                                                          @Malani

L’archipel est toujours un plan de convergence des routes maritimes. Chacune des îles qui le compose est l’une des lettres d’un alphabet que l’archipel, tel un grimoire, réunit en écrivant à la surface des eaux des messages adressés au voyageur impatient de rallier le continent. Fascination, mimesis. L’île est une image miniaturisée du continent. Le continent est une image grossissante de l’île. L’archipel est le miroir où chacun scrute l’image insaisissable, fascinante de l’autre. L’archipel des Caraïbes est un archipel rayonnant. L’unité de l’île et la multiplicité de l’archipel sont complémentaires.

 

@Malani

« CARTULAIRE »

1.

Signes passériformes

anneaux entrelacés

d’une chaîne

d’amarrage

 

flottille de grains d’ambre

gris

limailles de silex

mailles du cordage

d’écueils

de sésame

de sisal

de pierres miliaires

des massifs de roses

 

ancres de miséricorde

sont méridiens et parallèles

dans la véhémence

des vents

 

cargaisons

d’âmes

prédestinées

aux parages d’une mer

des ténèbres

 

2.

Graphe verdoyant

de l’arbre-lyre

très haut

dédiant un chant de louange

de l’oiseau-lyre

aux dieux apocryphes

inflorescence printanière

grimpant au mât de cocagne

qu’arbore

la césure géodésique

de l’Anegada

 

3.

points de croix

ponts de chaîne

 

mangliers

selves

 

reliques d’on ne sait quel

suaire

au tabernacle

incandescent

d’une crypte où le jour n’est

plus qu’un excès de

nuit

 

4.

aorte fatidique

du cœur immense

des Amériques

 

c’est le tronc

d’origine

de tout le système artériel

continental

thoracique au Nord

abdominal au Sud

 

c’est un fleuve

à l’aurore

qui sort de son lit pour baigner

de la tête aux épaules

magnanime

la Terre Ferme

 

c’est le foyer

central où brûle la torche

dont les navigateurs

n’aperçurent jadis des Colonnes

d’Hercule

qu’une moindre lueur

 

5.

gigantesque labeur

d’immensité fluviatile

de sa source

au mascaret

Amazone pétrissant

d’alluvions

la palustre

embouchure

divisée

de ses bras

en ramures

qui tendent les deux mains

au delta du Mississipi

tel le Nil

que les Egyptiens appelaient

la Mer

tel un tronc à deux racines

dans un même lit

qui l’une nourrit

l’autre désaltère

 

6.

Le régime des vents change

les plaines en marécages

 

des fleurs s’épanouissent

parmi les herbes

aras rouges

dauphins de l’Orénoque

cormorans olivâtres

 

la foudre tombe sur

des forêts de pluie

 

des oiseaux herbivores

dansent une pavane

nuptiale

 

c’est le royaume

terrestre

des sternes

revenus

comme les requins à bosse

du cercle arctique

 

7.

les îles

sont des conques

aigues-marines

sur un bassin d’argent

ouvrant leurs doigts

de béryllium

bagués de flaques

vertes et bleues.

 

Sans l’espoir et le rêve la vie est impossible. Bon gré, mal gré, les hommes tâchent de comprendre comment le passé rejoignant le présent peut éclairer l’avenir. Le fait d’articuler historiquement le présent au passé ne signifie pas que le passé puisse se reconnaître dans le présent sous la forme qu’il eut réellement. C’est se ressaisir du souvenir comme d’un flambeau au moment du péril.

 

                                                                            Roger TOUMSON

 

 

 

 

 

 



[1] Cf Roger TOUMSON, L’Utopie perdue des îles d’Amérique (essai), Paris, Honoré Champion Editeur, 2004

[2] cf Roger Toumson, La lyre et l’Archet,(recueil de poèmes),  Ibis Rouge Editions, 2001, pp.47-49

[3] cf Roger TOUMSON, La Lyre et l’Archet (recueil de poèmes), Ibis Rouge Editions, 2001, p. 19-23